mercredi 21 mai 2014

Rétablissement de la censure, atteinte à la liberté artistique : la Salle Pleyel ne pourra plus programmer de musique classique à partir de 2015 !

On connaît les polémiques entourant la nouvelle salle de la Philharmonie à l'est de Paris, entre l'explosion du devis initial (de 170 à 386 millions d’euros) et les conflits entre le maître d'œuvre et l'architecte, Jean Nouvel. Mais maintenant que l'ouverture de cette grande salle de concerts symphoniques de 2400 places est imminente (janvier 2015), et que sa programmation est rendue publique le 15 mai, d'autres polémiques émergent, qui furent pourtant soulevées dès le début.

Ce "maître d'œuvre", dont le président est Laurent Bayle, dirige en effet pas moins de trois salles : la Philharmonie, la Cité de la musique juste à côté (rebaptisée Philharmonie 2), et la Salle Pleyel. Laurent Bayle ne tarit pas d'éloges sur la future salle, et effectivement on peut penser qu'elle sera réussie vu les moyens mis en œuvre (c'est bien le moins !). Mais, comme s'il n'était pas certain de son succès, il veut carrément interdire à la Salle Pleyel de produire de musique classique à partir de janvier 2015 !

Rappelons que la Salle Pleyel a été inaugurée en 1927 et qu'elle est devenue la salle de concerts de référence à Paris. Elle a fidélisé un large public et demeure une référence auprès de tous les mélomanes. Par surcroît elle a complètement été reconstruite en 2006 (son acoustique avait toujours été discutée) pour 30 millions d'euros et elle offre désormais des conditions d'écoute et de visibilité excellentes. Malgré tout, dans un dessein typiquement dirigiste, Laurent Bayle veut obliger les formations musicales et le public à migrer à l'autre bout de Paris, dans la Philharmonie "1" ou "2".

Car voici le gros problème de cette nouvelle salle, et il avait été pointé dès le début : elle se trouve complètement à l'est de Paris, au bord du périphérique (ligne 5 station Porte de Pantin) alors que le public des concerts classiques se trouve dans les arrondissements de l’ouest parisien et dans les Hauts-de-Seine ! La pratique et la fréquentation du classique correspondent très largement aux "CSP+", il s'agit là d'une réalité sociologique incontournable, même si le public dépasse cette catégorie, et même si les institutions musicales font de constants efforts pour aller à la conquête de nouveaux spectateurs, notamment les jeunes.

Mais voilà, pour être certains que ce public traditionnel soit obligé de changer ses habitudes, et qu'il lui faudra s'habituer à traverser Paris, la solution implacable consiste à interdire le classique à Pleyel. La salle de la rue du Faubourg Saint-Honoré devra se débrouiller avec la variété et les musiques du monde, qui possèdent déjà leurs salles à Paris et n'ont nullement demandé à disposer d'un tel établissement (1913 places tout de même). Si encore la Salle Pleyel étaient remplie à chaque concert, cela pourrait justifier une salle plus grande, et son éloignement laisserait tout de même une masse importante de spectateurs potentiels, mais ce n'est pas du tout le cas : hormis les grandes têtes d'affiches, les rangs clairsemés sont fréquents.

Il y aura évidemment de grandes pertes de public au passage, très imparfaitement compensées par la population locale. Il faut avoir fait la ligne 5 bondée aux heures de sortie de bureau pour comprendre. De l'ouest parisien c'est trois quart d'heure de transport facile. L'effet curiosité jouera au début, les formations prestigieuses comme le philharmonique de Berlin ou quelques grands chefs et solistes rempliront les 2400 places de la salle, mais ils ne sont pas si nombreux. Pour le reste, pour les formations à demeure comme l'Orchestre de Paris, il y a beaucoup à craindre. Pour les deniers publics investis dans un tel équipement, il y a de quoi crier à la gabegie.

Consciente de ces problèmes, la direction à déjà décidé que les concerts commenceraient à 20h30 (une erreur, tout le monde s'est habitué à 20h et ça finira trop tard, surtout compte tenu du temps pour rentrer). Il y aura un parking de 650 places pour ceux qui voudront tenter le périphérique à l'heure de pointe. Il y aura également, les soirs de concert, deux navettes spéciales allant vers Denfert-Rochereau et Etoile : si l'on voulait réactiver les clichés sur les "classicos" qui rentrent dans leur navette en évitant le métro trop "popu", on ne s'y prendrait pas autrement.

Interdire la musique classique à Pleyel ne relève de rien d'autre que d'une censure, d'une atteinte à la liberté artistique, d'une atteinte à la libre concurrence. Ca grogne déjà beaucoup dans le milieu classique, mais cette interdiction doit soulever l'indignation de tous ceux qui sont attachés aux libertés. Libre aux orchestres et aux musiciens d'aller à la Philharmonie ou à Pleyel, d'essayer la nouvelle salle ou de revenir, libre au public de choisir, et d'aller aux deux en fonctions des programmes ou de n'en choisir qu'une. Au nom de quoi une décision autocratique devrait-elle s'imposer en lieu et place du libre choix des musiciens et des mélomanes ? Si Laurent Bayle est tellement convaincu de la qualité de sa nouvelle salle, pourquoi interdit-il la concurrence ? Pourquoi veut-il tuer Pleyel, une salle tellement chargée d'histoire ? Les autorités de tutelles (ministère de la culture, Mairie de Paris) ne doivent pas laisser faire, ni les amateurs de musique classique, ni, au-delà, tous ceux qui sont attachés à la liberté artistique et à la libre concurrence.

Philippe Herlin