mercredi 19 février 2014

Parution des mémoires de Benoît Mandelbrot

Benoît Mandelbrot est décédé en 2010 alors qu’il venait juste de terminer ses mémoires, après une parution aux Etats-Unis en 2012, les voici enfin disponibles en langue française, intitulée La forme d'une vie. Les presque 400 pages ne sont pas de trop, malgré l’écriture dense, tant les circonvolutions de sa vie sont abondantes. Lui qui découvrit les fractales, qui permettent de comprendre et mesurer la rugosité de la nature ou des cours boursiers, il semble puiser en lui-même ce joyeux désordre. Cependant une quête l’aura toujours obsédé, comme l’étoile guide le berger, ce qu’il appelle son « rêve képlérien », de l’astronome Johannes Kepler (1571-1630), c'est-à-dire la volonté de comprendre une partie de la complexité du monde grâce aux mathématiques.

Sa vie est remplie de bifurcations, au début simplement pour échapper à une mort certaine. Né à Varsovie en 1924 dans une famille juive d’origine lituanienne, ses parents parviennent à s’installer en France, à Paris, puis ensuite en province durant la guerre. En janvier 1945, il réussit brillamment les concours d’entrée de l’Ecole normale supérieure et de Polytechnique mais choisit, contre toute attente, la seconde, pourtant moins prestigieuse. Lui qui aime tant la géométrie, il refuse la vision trop abstraite des mathématiques défendues à Normale. A cette époque il sait déjà ce qu’il ne veut pas, mais pas encore ce qu’il veut. Cela viendra avec le temps, après de nombreux voyages, hasards et rencontres. Il trouvera une certaine stabilité en travaillant au centre de recherche d’IBM de Yorktown Heights, au nord de New York. C’est seulement en 1975 qu’il invente le terme de fractale qui lui assura une célébrité internationale.

On le sait moins mais Benoît Mandelbrot fut également très actif dans le domaine de la finance. Dès 1962, époque où se forme la finance moderne (théorie du portefeuille de Markowitz et Sharpe), il joue les trouble-fête en montrant que les variations de cours des actifs financiers contiennent de nombreuses valeurs extrêmes, bien plus que ne l’envisage la courbe de Gauss, et donc que celle-ci ne peut pas convenir. « Le cœur de la finance est fractal […] en 1963, mes soigneuses vérifications auraient du faire éclater le modèle de Bachelier [le modèle gaussien]. Il n’en fut malheureusement rien. ». A peine nés, les fondements de la finance moderne sont remis en cause, mais on ne l’écoute pas, et « l’orthodoxie financière » le rejette.

Mandelbrot raconte comment il a failli être nommé à l’université de Chicago, l’épicentre de cette nouvelle théorie, ce qui aurait pu changer le cours de l’histoire… Il raconte aussi cette anecdote stupéfiante à propos d’Eugene Fama qui, en 1964, lui présenta un document sur ses travaux mais en les comprenant de travers : « Il pensait que les changements de prix successifs étaient statistiquement indépendants. Il m’avait fallu le convaincre qu’il examinait là l’hypothèse exposée par Bachelier [le modèle gaussien] ». Finalement Fama en était convenu et avait ensuite développé sa théorie des marchés efficients. Jugement du maître : « Cette hypothèse est en effet utile comme première approximation ou illustration, mais elle ne soutient pas un examen approfondi. » Fermez le ban. Cela n’empêcha pas Fama d’obtenir en 2013 le Nobel d’économie…

Au soir de sa vie, Benoît Mandelbrot a finalement pu accomplir son destin : « j’ai mené une existence compliquée et vagabonde d’enseignant et de chercheur. La phase la plus productive de mon existence fut tardive et me maintint par conséquent dans un constant état d’urgence. La voie que j’ai choisie semblait au début extraordinaire et impossible ; avec le recul, elle apparaît inévitable. » Gardons quoi qu’il arrive notre liberté, suivons notre étoile, voici le grand message de ces mémoires.

Philippe Herlin